« L’addiction est la marque de fabrique de toute histoire sentimentale fondée sur un amour obsessionnel. Tout commence quand l’objet de votre adoration vous fait don d’une dose enivrante et hallucinogène de quelque chose que vous n’aviez même pas osé admettre désirer . Très vite, on commence à vouloir toujours plus de cette attention soutenue, avec une voracité monomaniaque de junkie. Et quand on nous refuse la drogue, on tombe aussitôt malade, on cède à la folie, on se sent diminué. Pour ne rien dire du ressentiment qu’on nourrit à l’égard du dealer qui a encouragé cette additction en premier lieu et qui se refuse désormais à vous approvisionner en bonne came – alors que vous savez qu’il la garde planquée quelque part nom d’un chien, parce que autrefois, il vous la donnait gratuitement. L’étape suivante vous trouve amaigrie, grelottante, pelotonnée dans un coin, riche d’une seule certitude: vous seriez capable de vendre votre âme ou de voler vos voisins, juste pour goûter à cette chose ne serait-ce qu’une seule fois de plus. Pendant ce temps vous n’inspirez plus qu’une répulsion à l’objet de votre adoration. Il vous regarde telle une parfaite inconnue, quelqu’un qu’il ne connaîtrait ni d’Ève ni d’Adam, et plus du tout comme la personne qu’il a autrefois passionnément aimée. L’ironie, c’est que vous ne pouvez pas vraiment l’en blâmer. Je vous dire, regardez-vous: vous êtes une loque pathétique, méconnaissable même à vos propres yeux.
Donc voilà. Votre amour obsessionnel a atteint sa destination finale – la dévaluation totale et impitoyable de soi. »
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« La résistance dont fait preuve le mausolée d’Auguste – le fait que sa structure, en dépit d’une carrière à ce point erratique, se soit toujours ajustée à la brutalité particulière de chaque époque – me rassure infiniment. A mes yeux, le mausolée est comme une personne qui a mené une existence singulièrement démente – quelqu’un qui, par exemple, aurait débuté dans la vie comme femme au foyer, puis, inopinément devenue veuve, se serait mise à la danse des éventails pour gagner de l’argent et serait retrouvée, par un curieux détour, première femme dentiste de l’espace avant de tenter une percée en politique -, et tout ça en se débrouillant pour qu’aucun de ces bouleversements n’entame l’intégrité de sa personne.
En contemplant le mausolée d’Auguste, je me dis que ma vie n’a peut-être pas été si chaotique, après tout. C’est plutôt ce monde qui l’est, qui nous inflige à tous et à toutes des changements que personne n’aurait pu prévoir. Le mausolée d’Auguste me prévient que je ne dois m’attacher à aucune idée obsolète quant à qui je suis, ce que je représente, à qui j’appartiens, ou ce à quoi j’ai pu un jour être destinée. Qu’hier j’ai été un monument à la gloire de quelqu’un, c’est tout à fait possible – mais qui dit que demain je ne serai pas un entrepôt de feux d’artifice ? Même dans la Ville éternelle, nous enseigne le silencieux mausolée, chacun doit toujours être prêt à affronter des vagues de transformations houleuses et sans fin. »
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« Quand je demande à mon esprit de se tenir tranquille, c’est étonnant de voir avec quelle rapidité il va 1) sombrer dans l’ennui, 2) céder à la colère, 3) à la dépression, 4) à l’anxiété ou 5) à tout ce qui précède.
Comme la plupart des humanoïdes, je souffre de posséder ce que les bouddhistes appellent «l’esprit du singe » – des pensées qui se balancent d’une branche à l’autre, et ne s’interrompent que pour se gratter, cracher et éructer. Entre le passé lointain et le futur inconnaissable, mon esprit se balance allègrement à travers le temps, effleure des dizaines d’idée à la minute, sans harnais ni discipline. Cela n’est pas, en soi, un problème ; le problème réside dans la pièce jointe émotionnelle qui accompagne l’acte de penser. Des pensées heureuses me rendent heureuse, mais l’oscillation suivante gâche aussitôt cette belle humeur en me renvoyant dans les cordes de mon anxiété obsessionnelle, et tout de suite après, je suis assaillie par le souvenir d’un épisode qui m’a mise hors de moi et de nouveau je cède à l’énervement, à la contrariété ; puis mon esprit décide que le moment pourrait être indiqué pour un instant d’apitoiement et, dans la foulée, un sentiment de solitude s’empare de moi. Nous sommes après tout ce que nous pensons. Nos émotions sont les esclaves de nos pensées, et nous, nous sommes les esclaves de nos émotions.
L’autre problème de ces va-et-vient à répétition dans les méandres de ses pensées est que l’on n’est jamais vraiment à l’endroit où l’on est. On passe son temps à excaver le passé, ou à scruter l’avenir, mais on se repose rarement dans le moment présent. »